Vers le smartphone psychique

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Vers le smartphone psychique

Le Temple de la Jeunesse Psychique peut être considéré comme un frère de la magie du chaos, bien qu’il se servait de la magie dans le cadre d’un projet plus vaste. Il en partageait la flexibilité des pratiques, l’enjeu des résultats et de la libération individuelle. Dans sa symbolique, la télévision était un élément important :

« Il est vrai que ces systèmes de communication sont, pour la plupart aujourd’hui, aux antipodes de l’illumination. […] De nos jours nos « pièces à vivre » sont devenues des pièces à regarder la télévision, comme on s’en aperçoit par la disposition de l’écran par rapport au reste des meubles ; un observateur objectif en conclurait probablement que ces dispositifs remplissent déjà une fonction religieuse. La notion de « TV en tant qu’autel » n’est pas nouvelle, mais une nouvelle fois devient pertinente. » (P-Orridge, 2010, p.229, original par Coyote 3, 1989)

Pour se détacher de la passivité face à l’écran de télévision, le Temple recommandait de développer sa propre discipline magique :

« Il est clair que la connaissance de soi est en fait au bénéfice de tous à condition que la nécessaire discipline y soit exercée pour externaliser les rouages internes que cela implique. […] À présent, il appartient au Catholique ou au Psychick Youth, lui ou elle, de trouver une méthode satisfaisante d’entraînement (la discipline) pour produire de la maîtrise de soi. Il y a de nombreuses personnes et institutions qui (non) sincèrement s’occuperaient d’arrêter ce système de formation de manière dogmatique et autoritaire. » (P-Orridge, 2010, p.580, original par Richard Jevons, 1984)

Pour contrer l’attaque psychique des médias de masse sur les individus, le Temple recommandait de créer son propre système magicke :

« Pour nous, chacun possède, de manière plus ou moins consciente, une mythologie personnelle, qui ne fait qu’exprimer, sous une forme fluctuante, analogique, la vision qu’il a du monde en tant qu’entité unique et non plus comme somme d’éléments. La manipulation de ces contenus imaginaires pourrait donc, en toute logique, permettre une manipulation du réel lui-même. La plupart de nos sociétés découragent la possibilité d’une telle éducation de l’imaginaire, laquelle serait utile à l’individu, mais nuisible à la collectivité ; un imaginaire figé permettant la maintenance d’un réel stable. » (Frater Israfel, 1996)

De nos jours, de moins en moins de personnes regardent la télévision. De très nombreuses personnes continuent de la regarder ; une grande part du contenu d’internet s’en inspire, et l’inspire en retour. Mais, du point de vue du contrôle psychique exercé sur les individus, nous avons quitté « l’éon de la télévision ». Aujourd’hui, nous sommes de pleins pieds dans « l’éon du smartphone ».

L’éon du smartphone

Fin 2011, le Times révélait l’existence de l’école Waldorf dans le comté de Santa Clara en Californie et, depuis, on entend régulièrement que les gourous de la Tech maintiennent leurs enfants loin des écrans.
À raison : il est aujourd’hui connu que les réseaux sociaux, au sens large (incluons-y YouTube, par ex.), font leur beurre en modifiant directement le comportement de leurs utilisateurs. Les réseaux dressent leurs utilisateurs comme de bons chiens-chiens, en jouant avec leur système dopaminergique. Ça aurait fait saliver Ivan Pavlov.
En vérité, les smartphones et la plupart de leurs applications sont conçus dans le même but.

Quel commentaire ferait un « observateur objectif » (pour reprendre les termes de Coyote 3) au sujet de l’utilisation des smartphones, actuellement très répandue ? Les smartphones sont comme des grigris, si obsédants que les gens les contemplent et les tripotent sans arrêt.
Les smartphones ne sont plus simplement des objets techniques, mais des objets de fascination. Observez combien de fois vous sortez le vôtre de votre poche par pur réflexe, sans avoir vraiment besoin de l’une de ses fonctionnalités. Par exemple, quand vous devez attendre quelques minutes dans la rue. En 10 ans, ils ont dépassé leur rôle initial d’assistant intelligent. Aujourd’hui, ils transforment le cerveau de leurs utilisateurs en machines à traiter des informations.
Au lieu de lutter contre la volonté de leurs utilisateurs, ils utilisent leur instinct grégaire pour les vider de leur volonté propre. Ils réduisent au maximum l’effort requis pour chaque opération, et augmentent au maximum la fréquence de ces opérations.

Le smartphone renforce des mécanismes déjà à l’œuvre dans les relations sociales et dans les rapports des individus à eux-mêmes.
Les organisations asservissent les individus de manière similaire. Elles utilisent les pressions des managers, des procédures ou des collègues pour contrôler les individus, voire pour les « motiver ». Le travail multitâche fait du burn-out un point de passage obligé dans de nombreux parcours professionnels.
La société au sens large asservit elle aussi les individus de manière similaire. Prenez les normes du cercle d’amis, du couple, des obligations familiales, des droits et devoirs citoyens voire religieux. Quand on s’y abandonne, on vit sa vie sur un mode semi-automatique, sans se rendre compte qu’elle nous glisse entre les doigts.
Les corps asservissent aussi les individus. Le corps rappelle le temps : son vieillissement, son poids, son système immunitaire, les douleurs chroniques et l’effet de la météo. La santé peut devenir préoccupante, par ex. l’état de santé, la condition physique, l’apparence physique, la qualité du sommeil, la santé et les capacités mentales. Le corps peut aussi être un animal difficile à contrôler, avec son appétit, sa libido, son stress, sa motivation et ses addictions. L’individu peut facilement prendre ces phénomènes comme des problèmes à résoudre. Il devient son propre mécano, et s’empêche de vivre une vie bien remplie.

Prendre en main sa volonté

L’opinion publique est bien consciente des effets des smartphones sur l’attention. Mais, en tant que magiciens, nous devrions être plus préoccupés par le fait qu’ils vident leurs utilisateurs de leur volonté en les plaçant dans des chambres d’écho. Celles-ci sont des lieux qui n’offrent à lire, entendre, voir que ce que l’on a envie d’entendre. Cela comble le besoin humain de liberté psychique offerte par le fait de se connecter au macrocosme, d’avoir son ego dissout dans le monde :

« Aucun homme n’est indépendant en tant qu’individu. Nous ne sommes pas conscients du fait que « l’être » est infiniment interconnecté et que le fait de pouvoir nous y reconnecter est notre seule forme de réalité, bien qu’il s’agisse toujours d’une union provisoire. » (Spare, 2016, p.168)

Le problème avec la chambre d’écho est qu’elle conduit le smartphone à déterminer la manière dont notre volonté agit. En termes magiques, la chambre d’écho singe notre « Saint Ange Gardien » : la divinité pour laquelle on a un amour irrépressible et infini, et dont on doit apprendre à recevoir l’amour infini en retour1 . Nous avons besoin de (re)trouver des manières humaines et personnelles de nous connecter au macrocosme.

Le monde des rêves

Rêver est le premier terrain à explorer. Une quantité de personnes disent qu’elles ne rêvent plus depuis longtemps, quand une quantité d’autres mettent en œuvre des techniques compliquées et pénibles pour susciter des rêves. À l’IOT, notre Livre du Novice demande a minima que l’on tienne un journal des rêves, ce qui est toujours utile. Personnellement, j’ai surtout identifié des principes d’hygiène qui fonctionnent :

  • Dormir c’est manger, d’où se coucher avec le système digestif léger
  • Seules les heures dormies avant minuit comptent, d’où se coucher tôt
  • À défaut de proches réceptifs, raconter ses rêves à un journal

Ces principes fonctionnent pour moi. À vous d’identifier et d’appliquer les vôtres. L’important est de retrouver une activité onirique.
Il est utile de considérer que les rêves, au-delà de manifester la manière dont notre psychisme intègre notre quotidien, nous confrontent à un monde objectif et parallèle à celui dans lequel nous sommes conscients. On peut savoir que l’on arpente ce monde quand on vit un songe « dont le caractère dépaysant et éthéré ne permet aucune interprétation banale, et dont l’effet vaguement provocateur et inquiétant évoque la possibilité de brefs aperçus dans une sphère d’existence mentale non moins importante que la vie physique, et pourtant séparée d’elle par une barrière pratiquement infranchissable » (Lovecraft, 2013, original de 1919). Le « Codex Seraphinianus » (Serafini, 1981) peut vous accompagner si vous avez rencontré des choses étranges en rêve, et vous aider à pousser l’expérience plus loin, puisqu’il contient une tonne de non-sens surréaliste. La longue nouvelle de Lovecraft, « La quête onirique de Kadath l’Inconnue » (un rêve de 6h) suggère à quel point peuvent aller les habiletés d’un « rêveur » expérimenté. Explorer le monde des rêves, plutôt que simplement rêver, c’est pousser plus loin la dissolution de son ego dans le monde. C’est prendre sa volonté en main d’autant plus franchement.

La vision chamanique

Un autre terrain pour prendre sa volonté en main est d’explorer la gnose, l’état d’esprit idéal pour lancer un sort ou deviner l’avenir. À l’IOT, notre Livre du Novice propose d’essayer d’atteindre la non-pensée à la suite de l’attention aux pensées (abordée dans la section suivante). Bardon propose aussi de s’entraîner à atteindre et maintenir un « vide mental » (1981, p.68). Carroll (2010, p.114, original de 1987) donne quelques activités où atteindre cet état : « au cours de la transe magique, au moment de l’orgasme, dans les instants de grande peur, de colère, et même dans les moments de grande frustration ou de déception. »
Dans un premier temps, il est important d’expérimenter avec la gnose. « À blanc », sans intention en vue, comme dans notre Livre du Novice ou dans le CVIM de Bardon. Puis au service de pratiques magiques. Toujours dans notre Livre du Novice, il est demandé de pratiquer avec des sigils et mantras et de faire des divinations. Pour se construire une expérience périphérique, on peut se référer au KKK (Carroll, 2010, p.117-140, original de 1992). Il décline les pratiques magiques selon les interactions à l’œuvre dans le théâtre de la magie (envoûtement, illumination, évocation, invocation et divination) et selon la manière dont l’intention est matérialisée (sorcellerie, magie chamanique, rituelle, astrale ou haute magie).
Après avoir pris l’habitude de recourir à la gnose, on peut approfondir l’expérience en la considérant comme un lieu, de manière analogue au monde des rêves. Parler de la gnose en termes « d’état modifié de conscience » est une délicate attention faite à l’égard de ceux qui ne la vivent pas. Mais ce n’est pas lui rendre justice. Dans le monde des rêves, le rêveur nage dans ce que Jung appelait « l’inconscient collectif ». La gnose plonge la personne qui la vit dans un monde plus profond. J’appelle ce monde la « vision chamanique ». Elle a un effet structurant sur l’inconscient collectif. Les actions entreprises là-bas tendent à changer le contenu et la dynamique de l’inconscient collectif. Pour être plus concret, on peut décrire la vision chamanique comme un lieu avec les caractéristiques suivantes :

  • La liberté psychique y est totale
  • Les sensations imaginaires y sont déchaînées
  • La magie peut tout y accomplir

Les « Maîtres du désordre » (Musée du quai Branly, 2012), chamanes, femmes ou hommes médecine, féticheurs ou mystiques du monde entier, sont utiles à leurs communautés en faisant le lien entre la vision chamanique et le monde dans lequel la communauté est bien obligée de vivre. Nécessaires quand « les choses tournent mal », ils sont à la fois déphasés du reste de la communauté et plus en phase avec eux-mêmes.

Synthèse

Le mondes des rêves et la vision chamanique retournent à la citation initiale de Spare : En tant qu’êtres humains, « notre seule forme de réalité » est d’être dissous dans le monde, d’être « infiniment interconnecté » avec ce qui le compose.
Les smartphones nous maintiennent insidieusement et mécaniquement à l’écart de cette réalité, en nous mettant dans des chambres d’écho. Celles-ci réduisent notre volonté à un pur égoïsme. Vidés de notre volonté, nous sommes prêts à devenir des ordinateurs de chair et de sang.

Prendre en main son attention

L’effet des smartphones sur l’attention est le plus évoqué dans la sphère publique, car c’est le plus facile à observer. C’est lui qui transforme les humains en machines à traiter les informations, en réduisant l’effort requis pour chaque opération et en augmentant la fréquence des opérations. Tant que l’on n’a pas repris la main sur sa volonté, on reste une cible facile pour les smartphones et on peut tourner en boucle à l’infini sur les exercices listés dans cette section.

Qualité de l’attention

Pour retrouver une attention de qualité, on peut recourir à quelques techniques de méditation de base. À l’IOT, notre Livre du Novice recommande un exercice d’attention aux pensées. Bardon (1981) recommande aussi un exercice de ce style (p.66), n’hésitez pas à le lire pour une description alternative.
Vous pourriez aussi tester l’un des exercices de méditation proposés par Hyatt (2002) : Pendant que vous observez le contenu de vos pensées, prêtez attention à vos sensations autour de votre cerveau. Avec l’habitude, tentez d’établir des relations de causalité entre les deux. Certaines idées vous font-elles mal à la tête, et d’autres vous procurent-elles des sensations agréables ? Autour de quelles régions de votre cerveau ?
Un autre exercice de Bardon (p.67-68) consiste à surveiller ses pensées tout au long de la journée, et à veiller à ce qu’elles soient cohérentes avec ce que l’on fait. Enfin, un ancien exercice bouddhiste consiste à faire ce que l’on fait en pensant aux êtres humains qui, ailleurs dans le monde, font la même chose que soi.

Nature de ce qui attire l’attention

Pour reprendre la main sur la nature de ce qui attire notre attention, on peut se construire son propre système symbolique : « Le symbolisme est un moyen vital et facile pour exprimer la connaissance subconsciente, une vision ou une sensation qu’il est impossible ou très difficile d’exprimer simplement en quelques mots » (Spare, 2016, p.125-126, original de 1913).
Deux préalables pour ce faire. Le premier est de se donner tout le temps dont on a besoin pour faire ce que l’on a décidé de faire. À l’ère du multitâche, c’est à la fois évident et un peu naïf. L’autre préalable est de prendre connaissance de systèmes symboliques historiques, par ex. avec le bouquin de Whitcomb (1993), et de systèmes d’entités tels que les 40 servants (Kelly, 2018) ou le The Epoch (Carroll & Kaybryn, 2014).
Dans ce contexte, les exercices proposés par Phil Hine dans le volume 1 de sa série « Techniques de chamanisme moderne » vont vous aider à construire votre système symbolique directement à partir de vos sens : vision, ouïe, odorat, espace, parole et toucher. Ces exercices peuvent nécessiter un peu d’adaptation, car ils ont été conçus pour plusieurs personnes. Le bouquin de Dukes (2010) contient des exercices dans le même esprit, conçus pour être pratiqués en solo et avec des questions-réponses à partir de l’expérience de personnes qui les ont essayés.
Quand vous tenez un système symbolique qui vous convient, vous pouvez vous baser dessus pour concevoir un rituel de bannissement. Dans le Livre du Novice, il est conseillé d’en pratiquer. Ces rituels peuvent jouer le rôle de passerelle entre la réalité consensuelle et la pratique magique, ou bien de recentrage, d’enracinement dans ce qui est important pour vous.

Synthèse

Les seconds exercices peuvent être utiles en premier, bien qu’ils soient plus compliqués au premier abord. En effet, la réduction de l’effort requis pour chaque opération mentale (entravée par un contrôle de ce qui attire l’attention) est un prérequis à l’augmentation de la fréquence des opérations mentales (entravée par une attention de qualité).

En résumé

Alors que le Temple de la Jeunesse Psychique a développé l’idée d’une télévision psychique, on a peut-être aujourd’hui besoin de l’idée d’un smartphone psychique. Les smartphones sont devenus des grigris si obsédants que les gens les contemplent et les tripotent sans arrêt. L’opinion publique est consciente de leurs effets sur l’attention, car c’est ce qui est le plus facile à observer. En tant que magiciens, on devrait être plus préoccupés par le fait que les smartphones vident leurs utilisateurs de leur volonté en les plaçant dans des chambres d’écho. Cela rend nécessaire de reprendre le contrôle de sa volonté, par exemple en explorant le monde des rêves et la vision chamanique en pratiquant la magie. Alors on peut lutter contre la tendance des smartphones à transformer les humains en ordinateurs à travers des tâches simples et à haute fréquence. Par exemple en restaurant la qualité de son attention par la méditation, et la nature de ce qui attire son attention en construisant son propre système symbolique.

DP

Références

  • Bardon, 1981, Le Chemin de la Véritable Initiation Magique
  • Carroll, 2010, Chaos compendium : La magie des Illuminati de Thanateros
  • Carroll & Kaybryn, 2014, Epoch, the Esotericon & POrtals of CHaos
  • Dukes, 2010, How to See Fairies: Discover your Psychic Powers in Six Weeks
  • Frater Israfel, 1996, Créez votre propre système magicke
  • Hyatt, 2002, Undoing Yourself with Energized Meditation & other devices
  • Kelly, 2018, The Forty Servants – Little Black Book
  • Lovecraft, 2013, Œuvres
  • Musée du quai Branly, 2012, Les Maîtres du désordre
  • P-Orridge, 2010, Thee psychick bible / La bible psychique
  • Serafini, 1981, Codex Seraphinianus
  • Spare, 2016, Zos-Kia Le livre du plaisir
  • Whitcomb, 1993, The Magician’s Companion: A Practical and Encyclopedic Guide to Magical and Religious Symbolism
  1. Cf. l’interview de Duquette dans Deeper Down the Rabbit Hole : https://podtail.com/podcast/deeper-down-the-rabbit-hole/sun-magick-success-vitality-and-illumination-with-/ à 32:15 ↩︎